Anthony Petit Lafuente : un match de rugby teinté d’émotions fortes…

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© Photo : Laurent

À l’âge de 15 ans, j’assiste pour la première fois à un match professionnel de rugby : le choc France – Irlande au Stade de France dans le cadre du tournoi des 6 nations. Je partage ce moment avec mon père. L’instant s’annonce magique mais un autre évènement se joue en coulisse : mon grand-père, atteint d’un cancer en phase terminale, est au plus mal… Les sentiments s’entremêlent. Ces moments forts, émotionnellement aux antipodes, resteront à jamais gravés en moi.

Dans un mois pile j’aurai 15 ans. Voilà quelques mois que mon père a obtenu les billets pour le dernier match du tournoi des 6 nations : France – Irlande au Stade de France, samedi 6 avril 2002.

Nous vivons dans le sud-est de l’Espagne, à Murcia, depuis 1997 et nous apprêtons à faire le déplacement jusqu’à Paris pour l’occasion. Une escale est prévue à Agen pour rejoindre les amis de mon père. C’est là que nous prendrons le train, tous ensemble, direction Paris, pour supporter le XV de France.

Mais en ce début de mois d’avril 2002, tout ne se déroule pas comme prévu… Mon grand-père est atteint d’un cancer en phase terminale et nous sentons que c’est la fin. Mon père préfère avancer notre voyage en France pour dire au revoir au sien… Nous arrivons à Bordeaux pour rendre visite à papi, considérablement maigre et affaibli. Mon père me parle peu mais je le lis sur son visage : mon grand-père vit ses derniers instants. Papa hésite, il voudrait rester au chevet de son père, mais il sait que cela ne changera rien ; présent ou pas, les dés sont jetés. Il prend une décision, dans la douleur, certes, mais assumée : nous irons voir France – Irlande à Paris. On dit au revoir à papi en l’espérant parmi nous à notre retour dimanche 7 avril…

Le samedi matin, on se rend en voiture à Agen. On arrive à la gare où la quinzaine de copains nous attend. Jusqu’à présent, nous n’avions pas le cœur à rire, mais l’ambiance sur le quai nous remet en joie. Tous les supporters, amateurs de rugby, nous précipitons dans le train ; la journée s’annonce bonne, match de rugby au Stade de France oblige ! C’est en effet un jour historique : en cas de victoire, la France deviendrait la première équipe à réaliser le Grand Chelem sous le format à 6 équipes du tournoi… Mais le match s’annonce âpre, les Irlandais étant réputés pour leur ténacité et leur engagement !

Dans le train c’est festif : chants, rires et apéro… loin des yeux des contrôleurs ! C’est un train de supporters, qui semble avancer plus vite, comme poussé par la mêlée ! Les autres passagers s’amusent de la situation et affichent des sourires complices.

Arrivés à Paris, on joue des coudes pour atteindre le stade : c’est rugby jusqu’au bout… ça promet ! Au pied du stade, je me sens minuscule. Il me paraît immense et on y entend déjà la clameur en son sein. C’est impressionnant ! N’ayant encore jamais assisté à un match dans un stade, je découvre une sensation jusqu’alors inconnue, cet entrain de masse qui gronde et galvanise !

Nous voilà assis à nos places respectives, disséminées dans la tribune. J’ai pris place à côté de mon père, lui-même assis à côté d’un Irlandais d’environ 70 ans, accompagné par sa fille, une jolie brune souriante aux yeux clairs et aux traits fins. Les Français et les Irlandais sont d’ailleurs tous mélangés et aucune animosité ne se fait sentir. Le point commun de tous les supporters : attendre l’entrée des joueurs et espérer un joli match de rugby. Soudain… les voilà : les joueurs, qui paraissent tout petits, foulent la pelouse ! La clameur redouble d’intensité, le contraste, saisissant. Les frissons m’envahissent et je comprends à cet instant que le spectacle n’a pas uniquement lieu sur le terrain mais également dans les gradins. On entonne les hymnes, les frissons m’envahissent. Joueurs et supporters ne forment qu’un, mus par une envie commune : la victoire. Les derniers encouragements se font entendre avant le coup d’envoi et la première ola démarre. Je la suis du regard pour ne pas la rater, je veux en être et me lever à son passage ! Ce n’est que la première d’une longue série…

L’arbitre donne le coup d’envoi : l’Irlande botte le ballon, la France s’en empare. Les deux équipes prennent respectivement leurs marques et après quelques échanges de possession, Serge Betsen, troisième ligne aile français, marque le premier essai du match… au bout de deux minutes seulement ; ça ne pouvait pas mieux tomber ! Le supporter irlandais tend aussitôt une flasque à mon père :

« Du whisky pour fêter ça ? questionna-t-il en accompagnant son geste.

— Ce sont les joueurs qui font le travail… mais j’accepte volontiers ! », répliqua mon père.

Si les points pleuvent, pensai-je, la flasque risque de prendre une claque… et mon père avec !

À la mi-temps, le XV de France mène 28-5. Le suspense semble inexistant pour la suite du match et le whisky coule à flots dans le gosier de papa sous le regard amusé de la fille de l’Irlandais. Quant à moi, je scrute les tribunes, la foule et la pelouse, j’ai l’impression de ne pas pouvoir tout voir malgré mes yeux grand ouverts !

Tout à coup, une clameur se fait entendre : les joueurs sont de retour sur le terrain. 8 minutes après le début de la deuxième mi-temps, la France creuse son écart sur le XV du Trèfle : Gérald Merceron ajoute trois points au compteur français, sur pénalité. La France mène 31 à rien ! Le stade comprend que le rapport de force ne s’inversera pas et mon père communie de plus en plus avec son nouvel ami !

Au coup de sifflet final, les supporters exultent, admirant les joueurs français qui soulèvent la coupe. Le XV de France l’emporte 44-5, plus large victoire encore à ce jour de la France sur l’Irlande. Avec un tel écart, ce 6 avril 2002 devient doublement historique : la France devient la première nation à remporter le tournoi du Grand Chelem, le 7e de son histoire, sous le format à 6 équipes du tournoi. Le combat tant espéré n’aura pas eu lieu, mais qu’importe, les Français en ressortent vainqueurs, devant des Irlandais impuissants.

Mon père et moi saluons et remercions chaleureusement nos amis irlandais. Nous rejoignons nos amis agenais dans la tribune et restons là, témoins de la joie de nos joueurs sur la pelouse.

Alors que l’émotion retombe, j’aperçois mon père, les yeux humides, d’habitude très pudique à cet égard, aidé par le whisky irlandais ! Les sentiments s’entremêlent probablement dans sa tête : la joie et le partage de ce joli moment sportif, cet instant suspendu ; et la certitude que son père va gagner d’autres horizons… Impossible de réprimer mes larmes en voyant mon père ainsi ému, mais je dissimule mes pleurs. Je pense moi aussi à papi…

Je n’ai aucun souvenir du retour en train, de Paris à Agen. Nous regagnons Bordeaux le soir même et sommes heureux de retrouver papi, toujours parmi nous. Il observe d’ailleurs un regain de vitalité, qui perdure le lendemain. Mon père et moi rentrons donc en Espagne. Douze heures de route nous attendent. Habitués, nous partons sans rechigner mais je ne veux pas m’en aller car je préférerais rester en France… Alors que nous passons la Cité de Carcassonne, le portable de mon père sonne : sa mère lui annonce que papi fait une rechute. On sait tous les deux que c’est la fin. Papa opère un demi-tour alors que je pleure et sanglote sans interruption, je culpabilise : l’état de santé de mon grand-père me permet de rester en France encore quelques jours. Sentiment trop lourd à porter, j’en fais part à mon père qui me comprend et me rassure. Je me sens mieux mais ne cesse de pleurer pour autant.

Papi s’éteint dans la nuit du 8 au 9 avril 2002. Ma mère et ma sœur nous rejoignent pour les funérailles quelques jours plus tard. Nous finissons par rentrer tous les quatre en Espagne. Alors qu’il conduit, je regarde mon père en tentant de lire ses pensées, mais je n’y parviens pas. Mes yeux sont emplis de gratitude pour le moment de sport que nous avons vécu ensemble…. Par-dessus tout, je suis apaisé parce qu’il est arrivé à temps pour accompagner son père jusqu’au bout.


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