|

L’Apache et le soldat

© Photo : Graphic Warrior
© Photo : Graphic Warrior

25 avril 1916. Simon fête ses 21 ans aux côtés de ses parents et de ses frères et sœurs. C’est le premier de la fratrie à atteindre la majorité. Germaine, de deux ans son aînée, aurait dû fêter ses 21 printemps avant lui si elle n’était pas décédée une semaine après sa naissance. La mort, en ce début de siècle, prenait régulièrement les plus jeunes avec férocité ; un trou béant qui engloutissait les bébés, surtout ceux des familles modestes.

Lorsqu’elle enfanta de nouveau, la mère de famille commença à chanter, comme pour remercier le ciel d’exaucer sa prière, celle de lui donner un enfant en bonne santé. Jamais la douce voix chantée ne se tut et Simon fut le premier d’une série de treize enfants aussi beaux que robustes. Bercé par les ritournelles, Simon grandit au rythme du chant maternel tandis que Germaine, défunte enfant pour l’une, sœur jamais rencontrée pour l’autre, symbolisait l’harmonie entre la mère et le cadet. L’Apache, comme la mère aimait à appeler Germaine pour son teint mat, ses pommettes saillantes et ses cheveux noirs et épais, liait Simon à la mère de famille.

Une orange et un carré de chocolat en guise de cadeaux, traitement exceptionnel en ces temps, jouxtaient le gâteau au yaourt surmonté d’une bougie que Simon s’apprêtait à souffler. Mais ce n’était pas tout. Une mystérieuse lettre marquée du sceau de la République, reçue le matin même, se tenait là, appuyée contre l’assiette. Destinataire curieux, Simon s’en saisit. Il l’ouvrit, le visage rayonnant. Il jeta l’enveloppe et déplia la missive. La stupéfaction puis la peur remplacèrent l’excitation : la majorité toute fraîche, il devait rejoindre le front. C’étaient du moins les propos du courrier, signé par le Président Raymond Poincaré qui évoquait les lourdes sanctions contre les déserteurs. La Première Guerre mondiale faisait rage et le pays ne pouvait se passer des forces vives de la nation. La mère de Simon versa une larme discrète. Son père, fier de son fils à l’aube de servir le pays, lui serra la main d’une poigne virile qui s’opposa à la main flasque du jeune garçon choqué et transi de peur. Quant à ses frères et sœurs, l’innocence de leur jeune âge les protégeait de la réalité : celle des manifestations d’égo. Celle de la guerre des peuples qui s’entretuent sur ordre d’hommes politiques n’osant pas se battre eux-mêmes ou simplement se parler. Mais le geste du père fit briller les yeux des enfants. Le grand frère deviendrait-il un héros de guerre ? Simon souffla sa bougie. Deux semaines plus tard, il partit gonfler les rangs de l’Armée française : soldat du rang à Verdun.

Passionné d’avions, le jeune adulte à l’âme d’enfant vit son monde basculer et son ciel se voiler de noir. Lui qui jadis comptait des mirages plein les poches, connaîtrait bientôt l’enfer des tranchées et l’horreur plein les yeux.

Après deux mois de mobilisation, le jeune soldat parvint à donner des nouvelles rassurantes à sa famille. Pour que rien de mauvais n’arrive, sa mère priait pour lui, elle chantait aussi… Après tout, les cieux ne l’écoutaient-ils pas lorsqu’elle fredonnait quelque chanson ? Dans ses écrits, Simon expliquait que tout allait bien, qu’il s’était accoutumé au front, qu’il ne ressentait ni peur ni mal-être ; défendre la France était sa voie tout autant que son devoir. Soldat du rang, oui… mais soldat désuni. Simon enjolivait ses récits pour rassurer sa mère qu’il savait inquiète. La larme qu’elle versa à sa majorité ne lui avait pas échappé, elle qui, plus que quiconque, redoutait la perte d’un enfant, un deuxième. Elle savait que l’injonction de Poincaré à rejoindre le front risquait de mettre un point final à l’existence de son fils. Seul détail authentique rapporté par le jeune homme dans ses correspondances : son amitié avec Jean Gamard, enrôlé le même jour. Chacun veillait sur l’autre : frères d’armes ; frères, tout court.

Le Commandant Nivelle lança l’assaut. Objectif : rejoindre la tranchée adverse, s’en emparer et tuer les soldats allemands. Sept cents mètres à pied entre les obus, leurs cratères et les balles : une mission suicide.

Le pantalon trempé d’émotion et les joues ruisselantes de larmes, Simon sort de la tranchée. Baissé, recroquevillé, il foule le sol, hésitant tel un funambule. Sa respiration s’accélère. Jean le talonne. Simon se sent vite à bout de souffle. À mi-parcours, il s’écroule, stoppé par une rafale. Dans un hurlement effroyable mais inaudible tant la bataille assourdissante fait rage, Jean précipite son ami dans un cratère d’obus pour lui porter secours à l’abri des projectiles. Regard dans le vague, Simon commence à flancher.

Le visage contre la terre rouge sang de Verdun, c’est à sa mère qu’il pense, gisant au sol, immobile. Des notes de musique parviennent à ses oreilles, c’est la voix réconfortante de maman qui les entonne. Au cœur des détonations, il n’entend plus que la ritournelle maternelle. Du bout des lèvres, désormais apaisé, avec Jean Gamard impuissant à ses côtés, Simon chante avec sa mère le requiem pour une Apache. Une chanson qu’elle avait écrite après la mort de Germaine vingt-trois ans auparavant afin de lui rendre hommage et faire vivre le nouveau-né dans les cœurs de la famille. Le soldat terrassé la connaît par cœur tout autant qu’il a l’impression, grâce à ce requiem, de connaître sa grande sœur. Au loin, du fond de son cratère d’obus, Simon distingue une silhouette féminine et lumineuse qui s’approche dans la brume. La chaleur remplace le froid de son corps criblé de balles étendu dans une mare de sang. Simon éprouve la sensation de s’élever au-dessus de son propre corps. Certes inconnue, la sensation demeure agréable. La jeune femme s’approche. Ses longs cheveux noirs et épais flottent dans le vent. Encore quelques mètres et il parvient à distinguer son teint mat et ses pommettes saillantes. Cloué au sol, le visage du jeune homme s’éclaire dans un sourire : il reconnaît l’Apache. Sa grande sœur vient le chercher pour l’emmener « de l’autre côté ». La mort l’emporte, il le sait. Mais qu’importe, sa sœur se tient à ses côtés. La douce voix chantée de leur mère s’amenuise puis se tait. Une dernière pensée pour elle, mère désemparée, qui, grâce à ses chansons, a construit un pont entre ses deux grands enfants aimés.

« L’Apache est là, je la rejoins. Elle a bien grandi, maman, tu serais fière d’elle », prononça Simon avant de fermer les yeux dans un dernier souffle. À des centaines de kilomètres de Verdun, la mère du jeune homme eut une funeste intuition…

Sept jours plus tard, une lettre adressée à la mère parvint au domicile familial. Elle s’en empara pour l’ouvrir promptement, craignant le pire. Et si son intuition s’avérait juste ? Ce qui ne tarda pas à se confirmer… Un certain Jean Gamard, qui se présentait comme l’ami dont Simon avait parlé dans ses missives, regrettait d’annoncer le décès de ce dernier sur le champ de bataille. La pauvre femme éclata en sanglots sans détacher ses yeux du papier. Jean relata qu’avant de mourir, Simon entonna un chant mystérieux dans lequel il célébrait une enfant aux cheveux noirs et épais, au teint mat et aux pommettes saillantes. Un post-scriptum succédait à la signature de Jean Gamard : « Madame, dans son dernier souffle, votre fils s’est adressé à vous pour vous dire que l’Apache était à ses côtés, qu’elle avait grandi et qu’il la rejoignait. Il a enfin ajouté que vous seriez fière d’elle. À voir le regard de Simon, j’ai l’intime conviction que cette Apache était bel et bien là, il s’en est allé avec elle dans un apaisement absolu ». Les pleurs de la mère en détresse redoublèrent d’intensité. Elle ne se remit jamais vraiment de la mort de Germaine, elle devait maintenant affronter celle de son grand garçon. Mais elle savait au moins ses deux aînés réunis ; ses chansons avaient érigé entre eux une passerelle.

Jamais la mère de famille ne cessa de chanter. Bientôt, Simon eut droit lui aussi à son requiem. C’est ainsi que les plus petits d’entre ses douze frères et sœurs connaîtraient à leur tour le grand frère, ce héros de guerre, un héros de guerre malgré lui.


Vous souhaitez faire écrire votre biographie ?

Vous souhaitez raconter un fragment de votre vie, à la manière de cet article ?


Publications similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *