Yann Prolongeau, gabier sur l’Hermione

En 2016, j’intègre l’épopée de la réplique de l’Hermione, célèbre frégate et navire de guerre français, avec mon frère jumeau, Damien. Être gabier : une aventure historique, géographique et marine… mais avant tout une formidable et enrichissante aventure humaine, une ouverture sur le monde qui nourrit ma curiosité et mon besoin d’échanges et de découverte de mon prochain.

Je suis né en 1977. Au cours de notre enfance, mon frère jumeau et moi nous faisons la promesse de naviguer un jour ensemble.

C’est en 1997 que, sans le savoir, cette possibilité s’offre enfin à nous ; en effet, la quille de l’Hermione contemporaine est posée le 10 juin de cette même année. Petit retour sur l’Histoire… L’Hermione était un navire de guerre français, en service de 1779 à 1793, construit à l’arsenal de Rochefort. Elle est notamment connue pour avoir conduit, à l’occasion de sa deuxième traversée, le marquis de La Fayette aux États-Unis en 1780, lui permettant de rejoindre les insurgés américains en lutte pour leur indépendance. En 1793, la “frégate de 26 canons” est engagée dans l’embouchure de la Loire pour appuyer les troupes républicaines contre les Vendéens : victime d’une erreur de navigation, elle heurte un rocher et coule au large de Le Croisic ; elle est définitivement perdue… Mais la mise à flot de sa réplique, amorcée en juin 1997, a lieu le 2 juin 2012 tandis que le gréement (ensemble des cordages, voiles et accessoires nécessaires à la propulsion d’un voilier) est achevé un an plus tard. La volonté de l’association Hermione-La Fayette, chargée de la reconstruction du navire, fut de respecter le plus possible l’authenticité historique tout en intégrant les impératifs de sécurité actuels. Avec trois mâts et plus de 2000 m² de voilure, elle peut atteindre 14 nœuds au portant (26 km/h quand le vent vient de l’arrière) : « elle vole comme un oiseau », disait La Fayette. Mesurant 66 mètres de long, son équipage est composé de soixante-dix-huit gabiers et gabières de 18 à 65 ans (matelots et matelotes chargés de l’entretien du gréement et de la manœuvre des voiles) – dont seize marins professionnels –, soit trois à quatre fois moins que sur l’Hermione du XVIII^e siècle. Malgré cette carence en effectifs, les gabiers contemporains doivent effectuer l’ensemble des manœuvres pour diriger la frégate sous les ordres du commandant et du bosco (maître de manœuvre sur un voilier).

Être gabier c’est exigeant. C’est un travail physique quasi permanent (entretenir la mâture, tirer sur le cordage pour hisser les voiles, replier les voiles, etc.), sans compter que le bateau est toujours secoué par les flots, ce qui oblige à adopter une démarche propice au maintien de l’équilibre : les muscles travaillent en permanence, on perd beaucoup de poids.

Par ailleurs, sur l’Hermione, un gabier risque sa vie tous les jours ; la haute mer ne fait pas de cadeau. A titre d’illustration, on peut citer ce qu’on appelle, dans le jargon des marins, les “faiseuses de veuves”, ces poulies qui sous-tendent certaines voiles et dont la forte tension peut tuer un homme en cas de retour accidentel sur les marins !

L’équipage de l’Hermione est divisé en trois tiers (équipes) de vingt personnes. Les tiers se relaient toutes les quatre heures et ont huit heures de repos entre deux quarts (quart : fraction de temps pendant laquelle une équipe est de service ou de faction). Il est à noter que l’on reste dans son équipe d’appartenance tout au long de la traversée. Les trois tiers sont le tiers bâbord ou, dans le jargon, le tiers des fonctionnaires (horaires agréables pour la vie sur le bateau : 8h-12h / 20h-0h) ; le tiers du milieu ou le tiers des rois (on assiste à tous les couchers et levers de soleil : 4h-8h / 16h-20h) ; le tiers tribord ou le tiers des hiboux (l’un des deux quarts se fait au beau milieu de la nuit : 0h-4h / 12h-16h).

Mon frère Damien et moi avons tous deux été formés comme gabiers. Le test de sélection consiste en l’ascension à 25 mètres, seul, jusqu’au plateau de hune, puis à 45 mètres en haut du grand mât. Tout volontaire formé qui satisfait au test de sélection peut naviguer sur l’Hermione en tant que gabier (il y a aujourd’hui cinq cent cinquante gabiers dans l’association).

D’entre nous deux, c’est lui qui a pris la mer le premier, en 2014, pour les essais de l’Hermione : la première traversée de l’Atlantique sur les traces de La Fayette est programmée en 2015. A ce moment-là, Damien, qui habite au Canada depuis cinq ans, réalise un trek de 2000 km à pied avec un ami indien, sans entraînement, de Montréal à Lunenburg, à travers la plus grosse réserve de grizzlis au monde ! L’Hermione faisant escale à Lunenburg avant son retour à Brest, Damien y obtient son “billet de retour” pour la France. Pour mon frère, cet aventurier dans l’âme au caractère introverti, être gabier a contribué à son ouverture sur autrui !

Quant à moi, c’est en juin 2016 que j’ai navigué à bord de l’Hermione pour la première fois. Mon voyage dans le tiers des rois a duré trois semaines : cap sur les fêtes de Brest puis Saint-Malo. Je ne l’ai pas uniquement fait pour le côté naval mais aussi et surtout pour le côté humain. J’ai rencontré, parmi les gabiers, des personnes extraordinaires, des gens en provenance de nombreux pays (plus de trente nationalités de gabiers) avec qui j’ai tissé des liens incroyables ! J’ai côtoyé des pêcheurs, des marins professionnels mais également un consul devenu ministre en République centrafricaine, et d’autres parcours de vie aussi riches que divers ; en somme, des gens de tous horizons dont la fonction, pour certains, aurait exigé de faire des courbettes si on les avait rencontrés dans la société… Pas de ça sur le bateau ! Quelle que soit notre origine sociale, nous sommes tous égaux et d’abord matelots aux ordres du commandant Yann Cariou. Par ailleurs, nous parlons tous la langue française, condition sine qua non pour être gabier sur l’Hermione ; cela permet de tisser des liens, mais surtout de comprendre les ordres qui émanent des gabiers professionnels.

Mon deuxième voyage sur l’Hermione a eu lieu en avril 2018 dans le tiers des hiboux : cap sur Bastia depuis Marseille en plusieurs escales intermédiaires. Pendant les quarts, je portais un bonnet et de grandes chaussettes de laine dépareillées en guise de seuls vêtements pour mes jambes ; je les remontais sur mes cuisses de 0 h à 4 h tellement les nuits étaient froides en haute mer, et les descendais sur les chevilles de 12 h à 16 h tellement les journées étaient chaudes. Quand la relève arrivait, on allait manger, on se reposait et on tissait des liens entre nous, la grande famille des gabiers… plusieurs semaines en haute mer amènent forcément les membres de l’équipage à se rapprocher. Il y avait surtout des moments de fraternité et de partage, comme cette fois où certains gabiers et gabières ont réussi, à l’abri de tous les regards, à recréer des costumes de La guerre des étoiles avec des objets quotidiens trouvés sur le bateau ; un soir, contre toute attente, on a entendu la musique du film et on a vu Dark Vador, Princesse Leia ou encore Chewbacca défiler sous nos yeux ébahis et amusés ! De tels moments resteront à jamais gravés dans ma mémoire, et, malgré la difficulté, je suis devenu gabier pour l’aventure humaine que ça représente ! Même lorsque nous débarquons, nous restons amis et nous appelons les uns les autres aux quatre coins du monde. D’ailleurs, sur le bateau, pour nous encourager et nous serrer les coudes, nous nous prenions souvent dans les bras ; les supérieurs désapprouvaient la démarche, alors ils nous punissaient. La sanction : réaliser un “homme à la mer” ; descendre le canot de sauvetage à l’eau en moins de trois minutes… Mais c’était plus un prétexte pour nous entraîner que pour nous punir. Il fallait en effet savoir réagir vite si l’un d’entre nous venait à tomber à l’eau.

Je retiens aussi ces moments où il faisait bon s’isoler, se retrouver avec soi-même ; cela arrivait généralement lorsque je me retrouvais au poste de veilleur à la civadière (voile à l’avant du bateau) pour guetter ce qui se présentait sur la route du navire. Quand la mer était paisible et calme, j’avais une vue dégagée et apaisante qui me permettait de déconnecter.

Depuis 2018, la mer me manque, elle m’appelle, c’est mon bol d’air ! Je rêve de retourner sur l’Hermione. Je n’ai qu’un seul regret : n’avoir encore jamais navigué en compagnie de mon frère… mais une promesse d’enfant, pour toute la symbolique qu’elle revêt, reste une promesse… je sais que ce jour viendra… À ce jour, l’Hermione est en cale sèche à Anglet… Des champignons attaquent sa coque ; tout don contribuant à sa réparation sera le bienvenu !